Author: Roobens CANGE rcange

  • Inflation mondiale : quelles sont les éventuelles conséquences pour Haïti ?

    « L’inflation est une maladie dangereuse et parfois fatale », Milton Friedman (1980).

    Selon Beitone, Carzola et Hemdane (2019),  l’inflation est un processus durable de hausse cumulative du niveau général des prix. Indicateur de premier choix pour apprécier la santé d’une économie, le taux d’inflation ne concerne pas l’augmentation du prix d’un produit ou de quelques produits, mais celle des prix de tous les biens et services qui s’échangent dans une économie. C’est donc, un phénomène économique d’ensemble, qui concerne la valeur du moyen d’échange de l’économie (la monnaie). Pour plus de détails sur les causes et conséquences théoriques de l’inflation, consultez l’intégralité du travail à l’adresse suivante : https://www.academia.edu/84292292/Zoom_sur_linflation_mondiale_quelles_sont_les_%C3%A9ventuelles_cons%C3%A9quences_pour_Ha%C3%AFti_?source=swp_share.

    Comment est la situation en Haïti ?

    En termes de montée des prix, Haïti est le quatrième pays de la Caraïbe. Le pays connaît une inflation galopante depuis plusieurs années ; 17 % en 2021. De 1990 à 2019, le taux moyen annuel d’inflation est de 14 %. En 2022, les prix  continuent de progresser  fortement ; sur les six premiers mois de l’année, les prix ont augmenté, en variation annuelle,  en moyenne, de 26.43 %. C’est-à-dire qu’une famille qui avait besoin de 1 000 gourdes pour acheter son panier de biens, a besoin d’au moins de 1 264 gourdes aujourd’hui  pour l’achat de ce même panier.

    En Haïti, les principales sources de l’inflation sont, entre autres, l’expansion continue de la masse monétaire et la répercussion des variations du taux de change sur l’indice des prix à la consommation.

    Selon la loi du 17 août 1979, qui a créé la Banque de la République d’Haïti (BRH), la banque centrale ne devait pas avancer une somme dépassant plus de 20 % des recettes de l’État (taxes recouvrées l’année précédente) moyennant un remboursement n’excédant pas un délai de 180 jours. Les dirigeants ont passé outre cette prescription. Le gouvernement central a continuellement recours au financement monétaire de la BRH (quand la banque centrale crée de la monnaie versée à l’État) pour soigner son déficit budgétaire. Rien qu’en 2021, le montant du financement monétaire environ (49 milliards de gourdes) représente plus de 45 % des recettes totales de l’État et près de 8 % de la richesse créée au cours de cette année (PIB réel : Produit Intérieur Brut réel). Au 30 juin 2022, le montant du financement monétaire a atteint 26 milliards de gourdes sur les 46 milliards de financement prévu pour l’exercice 2021-2022. Ce qui entraîne un accroissement de la masse monétaire non conforme à la production de biens et services dans le pays et crée de l’inflation comme on l’a vu plus haut  (inflation par la monnaie).

    On se rappelle de l’épisode d’appréciation fulgurante de la gourde face au dollar de septembre à octobre 2020. Où on avait, le 28 octobre, un taux de change de 62 gourdes pour un dollar ; alors que ce taux a atteint 121.2 gourdes pour un dollar le 12 août 2020. On se rappelle également que les prix ont chuté considérablement durant ces deux mois. Le niveau général des prix a baissé, en variation mensuelle (inflation par mois),  de 0.5 % en septembre et 1.2 % en octobre. Cet épisode a montré qu’une bonne partie de l’inflation en Haïti peut être expliquée par l’augmentation du taux de change.

    En effet, la hausse du taux de change traduit une inflation par les coûts (ou une inflation importée). Lorsque les produits importés coûtent plus chers, soit à cause de la dépréciation de la gourde (perte de valeur de la monnaie, augmentation du taux de change), soit à cause de la hausse des prix des produits étrangers (inflation mondiale par exemple), les importateurs répercutent cette augmentation sur les prix de vente. En avril 2022, les prix des produits importés ont progressé de 38 % alors que ceux des produits locaux n’ont augmenté que de 20.5 %.

    Quelles sont les éventuelles conséquences pour le pays ?

    Le taux de croissance de l’économie haïtienne était de – 1.8 % en 2021 ; l’instabilité politique et l’insécurité font du mal à l’activité économique ; la circulation et la vente des produits agricoles sont devenues difficiles à cause de l’occupation du territoire par des gangs armés ; une bonne partie de la population active ne travaille pas ; près de la moitié de la population est déjà en situation d’insécurité alimentaire selon le World Food Programme (WFP) etc. Alors, il va de soi que la tendance à la hausse des prix en Haïti et les prix mondiaux qui flambent font craindre le pire. Car l’inflation fait perdre de la valeur à l’argent et rogne les revenus. Ce qui rend la consommation plus chère et la production plus coûteuse.

    De juin 2021 à juin 2022, les prix ont augmenté de 29 % contre 26.7 % en avril selon l’Institut Haïtien de Statistique et d’Informatique (IHSI). La flambée des prix est déjà fortement ressentie par les travailleurs percevant de bas salaires et les retraités. Se nourrir devient de plus en plus onéreux, alors la faim va s’aggraver dans une situation inflationniste. Selon les données du Programme Alimentaire Mondiale (PAM), la faim a augmenté significativement à Port-au-Prince et dans le Sud du pays. Effectivement, les prix des produits alimentaires et des boissons non alcoolisées ont subi un accroissement de près de 51 % sur cette période. Cela peut accélérer davantage la détérioration du tissu social. Certains ménages peuvent ne plus être capables de satisfaire leurs besoins essentiels.

    Dans un monde menacé par l’inflation, une monnaie faible comme la gourde haïtienne ne peut pas conserver de la valeur. Les agents économiques (consommateurs, entreprises) qui ont effectué des dépôts d’épargne ou dépôts à terme en gourdes à la banque pourraient s’appauvrir dans la mesure où la  hausse des prix affecte la valeur réelle de l’argent. Une somme d’argent déposée à la banque en 2020, n’a plus la même valeur en 2022 à cause de l’inflation. En effet, au 31 mars 2021, le taux d’intérêt créditeur nominal maximum (intérêt versé par la banque au déposant) pratiqué par la UNIBANK (plus grande banque haïtienne en termes de part de marché) sur les dépôts à terme était de 5 %. Avec un taux d’inflation annuel de 26.7 % en avril, supposant que le taux d’intérêt créditeur nominal reste inchangé, le taux d’intérêt réel (i-p/1+p ; avec i : taux d’intérêt nominal et p : taux d’inflation) est négatif (-17 %). Cela signifie qu’au lieu de gagner 5 % sur votre dépôt, votre argent perd de la valeur. 

    En ce qui a trait aux prêts bancaires, déjà difficiles d’accès, les banques risquent d’exiger des taux d’intérêt plus élevés en prévision de l’inflation à l’échéance de l’emprunt. Étant donné que la hausse des prix réduit la valeur réelle de l’argent, pour se prémunir contre la perte de pouvoir d’achat de la monnaie en situation inflationniste, la banque peut demander des taux d’intérêt débiteurs très élevés qui lui offrent une certaine marge par rapport à l’inflation. Ce qui rendra l’accès aux emprunts, afin de financer les investissements, plus difficile.

    Les agents économiques pourraient recourir à d’autres moyens pour conserver de la valeur, comme l’achat d’autres monnaies plus stables comme le dollar américain. Ce qui entraînerait davantage de pression inflationniste sur le marché des changes (qui augmenterait le taux de change de la gourde face au dollar). Les plus aisés pourraient, à l’instar des turcs, acheter des voitures ou investir dans l’immobilier. 

    L’augmentation des prix des céréales et des produits pétroliers peut alimenter l’inflation en Haïti car cette dernière importe 70 % de ses céréales et le pays est totalement dépendant de ses importations pétrolières. En effet, la guerre Russo-Ukrainienne a poussé les prix des céréales, de l’engrais et de l’énergie à la hausse. Cette hausse des prix de ces produits entraîne une augmentation des besoins supplémentaires en dollars pour leurs importations. Cela signifie que la demande de dollars américains va augmenter sur le marché de change et donc, pousser le taux de change vers le haut. Ce qui, à son tour, va entraîner un renchérissement des prix de vente des biens importés.

    L’offre de dollars américains ne suffit pas à satisfaire tous les besoins en dollars. Effectivement, les sources de rentrées de devises (monnaies étrangères) dans le pays sont en berne depuis plusieurs années déjà, à l’exception des transferts de la diaspora. Mais, avec la montée des prix, les transferts des travailleurs ou migrants haïtiens vivant à l’étranger peuvent s’amoindrir. Effectivement, si leurs salaires n’augmentent pas suffisamment pour compenser l’inflation, ils disposeront de moins d’argent pour envoyer à leurs familles ; car leurs dépenses auront augmenté du fait de la hausse des prix.

    Les importations haïtiennes comportent également des matières premières et des biens d’équipement (utilisés pour produire d’autres biens). Le renchérissement des prix mondiaux provoque donc une élévation des coûts de production des entreprises, ce qui va se répercuter également sur les prix de vente des biens et services. Tandis que le rachitisme de l’économie haïtienne ne permet pas vraiment d’envisager une hausse de salaire pour amortir l’effet de l’inflation. Au contraire, ce rachitisme peut se renforcer avec une baisse de la consommation suite à la hausse des prix.

    En effet, selon la loi de la demande, lorsque le prix d’un bien augmente, la quantité demandée diminue. Les ménages pourraient se tourner uniquement vers l’achat de biens élémentaires, dans des quantités essentielles. Une baisse de la demande conduit à une baisse des recettes des entreprises ; ces dernières pourraient être amenées à licencier les salariés non indispensables. D’ailleurs, la compagnie manufacturière S&H Global, œuvrant au Parc Industriel de Caracol en Haïti, vient d’annoncer la suppression de 4 000 emplois d’ici la fin de l’année suite à la diminution de la demande américaine.

    Une autre conséquence de l’inflation mondiale est qu’elle peut creuser le déficit commercial du pays d’un point de vue nominal. De fait, l’augmentation des prix des produits importés traduit une augmentation de la valeur des importations ; car les importateurs vont avoir besoin de plus de devises pour importer les mêmes quantités de biens. Qui pis est, la forte élévation des prix locaux peut affecter négativement les exportations haïtiennes (une moindre compétitivité). La demande pour les matières premières et les produits manufacturiers provenant d’Haïti pourraient chuter.

    Du côté des finances publiques, l’augmentation en valeur des importations pourrait accroître les recettes douanières (plus de droits de douanes) ; la hausse des prix pourrait augmenter la valeur de la consommation, donc plus de taxes sur chiffre d’affaires (TCA) ou, au contraire, les produits de la TCA pourraient baisser sous l’effet d’une baisse des quantités demandées des biens non essentiels. On pourrait penser que ces recettes  permettraient de financer des programmes d’aides aux ménages les plus vulnérables face à l’inflation. Mais, les dépenses de fonctionnement dominent les dépenses publiques. Étant donné la montée des prix, ces dépenses pourraient augmenter aussi. La valeur des subventions pétrolières de l’État pourrait exploser avec la hausse des produits pétroliers. Au troisième trimestre de l’exercice 2021 – 2022, 20 des 26 milliards de gourdes de financement monétaire auprès de la BRH ont été utilisés pour financer les subventions de produits pétroliers.

    Parallèlement à cette montée des prix, le pays connaît une récession depuis ces trois dernières années. Le taux de croissance économique a été négatif en 2019 (-1.7 %), en 2020 (-3.3 %) et en 2021 (-1.8 %). Haïti fait face au cauchemar de la Stagflation.

    Rédigé par Roobens CANGÉ

    Économiste

    Email : roobenscange@gmail.com

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    Référence

    BEITONE Alain, CARZOLA Antoine et HEMDANE Estelle, 2019. Dictionnaire de Science Économique, Dunod, Paris, 6e éd., 639 p.

    Sources de données

    Banque de la République d’Haïti (BRH)

    Institut Haïtien de Statistique et d’Informatique (IHSI)

    Ministère de l’Économie et des Finances (MEF)

    Banque Mondiale  (BM)

  • Désharmonisation entre le secteur bancaire et le secteur réel en Haïti: quand la finance boude la production

    « Les banques sont les meilleurs moteurs jamais inventés pour stimuler la croissance économique » Alexander Hamilton (1781).

    La littérature sur la relation existant entre la finance et la croissance de la production de biens et services est légion. Ross Levine, en 2005, a publié une étude classique (Finance and Growth: Theory, Evidence, and Mechanisms) qui compte près de 300 références ; plus de 100 documents ont été rédigés après 2005. La plupart de ces recherches, de Walter Bagehot (1873) à Marco Pagano (2013), ont abouti à la conclusion que le développement financier (mesuré, entre autres, par le ratio crédit privé/ produit intérieur brut) est une condition sine qua non au développement économique. Notamment, au travers de son impact sur l’investissement, l’innovation technologique, la productivité des facteurs de production et donc, sur la croissance économique.

    Levine (1997) définit la fonction essentiellement d’un système financier comme la facilitation de l’allocation des ressources à travers le temps et l’espace. Pour John Maynard Keynes, la monnaie est indissociable de la production marchande ; ce sont les deux éléments constitutifs du fonctionnement de l’économie. La monnaie est créée à partir du financement de l’activité économique. Tandis que, du côté des classiques, c’est la dichotomie. Selon David Ricardo, la monnaie ne participe pas à la formation de l’équilibre économique ; elle ne détermine que le niveau absolu des prix. Ce dernier est déterminé indépendamment de l’échange réel par la quantité de monnaie en circulation.

    Après cette entrée en matière, on peut se demander comment la situation se présente-t-elle en Haïti.

    L’économie haïtienne est caractérisée par cette dichotomie dont parlent les classiques dans la mesure où on observe ce que la Banque de la République d’Haïti (BRH) désigne comme la « non-intégration des sphères financières et réelles ». D’un côté, nous avons un système bancaire considéré comme performant, sain et solide. Alors que, de l’autre côté, le secteur réel est enfermé dans une trappe à faible croissance. Pour Edouard Francisque (PhD), ce secteur souffre de « nanisme économique ». La non-intégration du secteur bancaire dans le tissu de production a été dénoncée par Marc Louis Bazin (Le Nouvelliste, 2008) :

                Le secteur bancaire ne finance pas le développement. Pratiquement 50 % des prêts des banques commerciales vont au commerce et à la consommation. Les prêts à l’investissement productif, à l’agriculture et aux transports ne représentent que 10 % du total des prêts que consent le secteur bancaire. La part du crédit qu’accordent les banques est la plus faible de la Caraïbe (11 %). 

    En effet, à partir des données de la BRH, on constate que, de 1994 à 2019, le volume des actifs du secteur bancaire haïtien, composés de bons BRH et autres placements, des immobilisations, des disponibilités et du portefeuille de crédit net, n’a cessé de croître pour atteindre 401.95 milliards de gourdes en 2019 ; avec une croissance moyenne annuelle de 17.03 %. Il est à noter que la variation à la hausse du taux de change augmente la valeur nominale des actifs libellés en dollars lorsque ces derniers sont convertis en gourdes. Les dépôts captés auprès des clients ont atteint une valeur d’environ de 324.5 milliards de gourdes et ils ont augmenté à un taux de croissance moyen, sur la période, de 17.43 %. Les dépôts à vue, les dépôts d’épargne et les dépôts à terme croissent en moyenne au rythme de, respectivement, 19.3 %, 14.2 % et 18 %. Cependant en termes d’intermédiation, l’activité des banques ne s’est pas intensifiée. Le ratio des prêts nets accordés par les banques sur les dépôts recueillis est en moyenne de 39.48 % sur cette période. Il est passé de 53.2 % en 1997 à 38.4 % en 2019.

    En ce qui a trait au poids de certains secteurs dans la répartition du crédit total accordé par le secteur bancaire haïtien, on constate que, de 2000 à 2019, dans le souci de réduire les risques liés à l’octroi de crédit, le secteur agricole (agriculture, sylviculture et pêche), l’industrie alimentaire et l’hôtellerie ont reçu respectivement 0.31 %, 4 % et 1.98 % de l’enveloppe des prêts bancaires. Alors que, les activités de commerce de gros et de commerce de détail dominent la distribution du crédit en recevant respectivement 14.84 % et 13.81 % sur la même période. Les crédits à la consommation représentent 10.74 % de l’ensemble des crédits accordés au cours de ces vingt années.

    De 1994 à 2019, on voit que les revenus et les bénéfices nets des banques ont une tendance haussière sur toute la période, mais elle a été interrompue par les fortes turbulences politiques au cours de l’année 2018. Cependant, on remarque que les autres revenus croissent plus vite que les revenus d’intermédiation. Les autres revenus, comme les gains de changes et les commissions, ont dépassé les revenus d’intermédiation à partir de 2010. Les revenus nets d’intérêt ont un taux de croissance moyen de 18.22 % alors que les autres revenus augmentent à un rythme de 19.89 %. En effet, ces dernières années, les banques utilisent plus de ressources pour la réalisation des opérations de change (achat et vente de devises).

    Qu’en est-il du secteur réel ?

    Le rachitisme de l’économie haïtienne peut être observé à travers l’évolution de son produit intérieur brut (PIB réel), exprimé en milliards de gourdes réelles, ou encore son taux de croissance. Les seules années où le pays a dégagé un taux de croissance économique de plus de 5 % sont 1995 et 2011, respectivement, 9.9 % et 5.5 %. Deux années de reprise économique qui ont succédé les chocs du début des années 90 et de 2010. De 1990 à 2019, le taux moyen de croissance économique est de 0.88 % alors que la taille de la population a crû au rythme de 1.6 % sur la période. Ce qui implique que le taux de croissance de l’économie haïtienne ne suffit pas à améliorer significativement le niveau de vie de la population mesuré par le revenu national brut par habitant, qui est, en moyenne, de 734 dollars US constants. En plus, le taux de chômage, en pourcentage de la population totale, est de 11.63 % sur la période. 

    De nos jours, le concept de pays en voie de développement est plus utilisé que celui de pays sous- développé. Mais, selon l’économiste Frtiz Jean Jacques, Haïti ne mérite pas l’appellation de pays en développement, car nous sommes trop loin derrière. Pour lui : « Une économie sous-développée est reconnaissable par l’importance de son PIB, mais beaucoup plus évidemment par ces caractéristiques réelles » (Jean Jacques, 2015). Nous avons un PIB moyen, en dollars US constants de 2010, de l’ordre de 6.67 milliards de 1990 à 2019 et un PIB par habitant de 756 dollars en 2019. Haïti est le pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental avec un indice de développement humain le classant 169e sur 189 pays en 2019. De plus, l’industrie ne compte pas assez dans la formation du produit intérieur brut. 

    À partir des données en séries temporelles allant de 1990 à 2019, en utilisant des outils statistiques et économétriques, on constate que le coefficient de corrélation simple (qui mesure le degré de liaison entre deux variables) entre les crédits accordés au secteur privé et le taux de croissance du PIB réel est faiblement significatif d’un point de vue économique alors que la corrélation entre les crédits bancaires et le taux d’investissement est statistiquement nulle.

    À l’aide d’un modèle de régression multiple, on trouve qu’une variation positive de 1 % des crédits privés accordés par les banques commerciales haïtiennes, en pourcentage du PIB, fait augmenter le taux de croissance de la production réelle de 10.67 %. En regard au seuil de significativité, on peut dire que l’effet des crédits sur le taux de croissance de l’économie est faiblement considérable. En effet, une hausse de 0.01 des crédits au secteur privé augmente ce taux de croissance de seulement de 0.1 point de pourcentage. Tandis que l’utilisation d’un modèle vectoriel autorégressif, afin de tenir compte du biais de simultanéité, montre que les crédits accordés aux entrepreneurs et consommateurs privés, pour la période étudiée, ne prédisent pas une évolution positive du taux de croissance réel de l’économie haïtienne (pour plus de détails, consultez le lien suivant : https://academia.edu/resource/work/81927243).

    Comment expliquer cette désharmonisation ?

    Plusieurs facteurs peuvent expliquer la non-intégration du système bancaire haïtien dans le tissu de production. Ici, on va tenir de deux facteurs jugés déterminants dans la désintermédiation financière : l’incertitude découlant de l’instabilité chronique en Haïti et le faible revenu moyen des ménages.

    L’incertitude constitue un poison virulent, non seulement pour l’activité économique, mais aussi pour l’activité financière. En effet, lorsque les banques sont pessimistes, elles sont plus réticentes à accorder du crédit et elles endurcissent leurs exigences. Par conséquent, l’accès aux ressources monétaires permettant le financement des investissements devient plus cher donc, plus difficile. L’instabilité chronique en Haïti et l’absence de modernisation du secteur agricole, qui est soumis aux alinéas climatiques (cyclone, sécheresse) sont sources d’incertitude. L’activité productive se déroule dans un environnement caractérisé par l’insécurité, l’instabilité politique, une vulnérabilité face aux catastrophes naturelles et une mauvaise organisation territoriale. Alors, les banques commerciales préfèrent s’orienter vers des activés offrant certaines garanties telles que les opérations de change (achat et vente de devises), l’achat d’obligations et de bons du trésor et les activités commerciales au détriment du financement de la production de biens et services.

    Les banques, en tant qu’entreprises, ont pour objectif principal d’accroître les avoirs des actionnaires en rémunérant leurs capitaux à un taux plus élevé que le coût d’opportunité de ces derniers (Lhermite, 2003), en gérant et en se servant de l’argent des autres. Elles sont donc tenues d’être prudentes et vigilantes quant à l’utilisation des fonds recueillis. Alors, elles cherchent à réduire les risques en finançant, de préférence, les opérations commerciales qui consistent à importer et revendre des biens indispensables à la consommation. Ce qui explique, en partie, que, les activités de commerce de gros et de commerce de détail dominent la distribution du crédit.

    Selon Jesùs Huerta De Soto (Monnaie, banque, crédit bancaire et cycles économiques, 2011), pour accorder des crédits sains (c’est-à-dire moins risqués, ne générant pas l’accroissement démesuré de la masse monétaire), les banques commerciales ont besoin de constituer des réserves correspondantes garanties par les dépôts bancaires.

    En Haïti, le faible niveau du revenu moyen des ménages résultant, entre autres, d’une activité économique en détresse, d’une faible productivité, face à une forte pression de la population consommatrice, inhibe la formation d’une épargne destinée au financement des biens d’investissement (facteur de production). La faiblesse de l’épargne est l’une des causes  fondamentales de la stagnation économique. Les ménages, ne disposant pas assez de revenus, sont obligés de consommer immédiatement leurs ressources monétaires pour satisfaire leurs besoins. Les chiffres ci-dessus montrent que les dépôts à vue croissent plus vites que les dépôts d’épargne et les dépôts à terme. Ce qui peut contrarier l’octroi de crédit à long terme par les banques pour financer l’investissement. En effet, ces dernières accordent plutôt des crédits à court terme seulement à des commerçants ayant un chiffre d’affaires considérable et offrant des garanties très solides.

    Le Dr. Edouard Francisque a raison de dire que « l’absence de flux monétaires continus est un facteur de blocage structurel de l’économie d’Haïti où coexistent deux secteurs juxtaposés mais non intégrés ». Suite à ce constat, il est pertinent de faire quelques suggestions. Ainsi, on recommande :

    • À l’État haïtien de jouer son rôle en travaillant à l’établissement d’un environnement favorable à l’investissement. Notamment, en réduisant les incertitudes liées à l’évolution de l’activité économique et en réaménageant le territoire.
    • Au Bureau d’Information sur le Crédit (BIC) et au Centre de Facilitation des Investissements (CFI) de travailler conjointement afin de jouer un rôle plus significatif dans la rencontre des entrepreneurs ayant des projets générateurs de croissance économique et des agents à capacité de financement qui désirent investir.
    • À la Banque de la République d’Haïti de revoir ses programmes d’incitation afin de stimuler davantage les banques commerciales à attribuer plus de ressources à l’octroi de crédits que les autres activités de non-intermédiation.
    • Aux autorités économiques et financières de travailler à la création d’une banque de développement afin de combattre l’exclusion financière en octroyant des crédits accompagnés (suivi et contrôle) aux investisseurs avec des projets rentables financièrement et économiquement.

    Rédigé par Roobens CANGÉ

    Économiste

    Email : roobenscange@gmail.com

    Références Bibliographiques

    FRANCISQUE Edouard, 2014. La Structure Économique et Sociale d’Haïti, un Essai d’Interprétation, C3 Editions, Pétion-Ville, 328 p.

    JEAN JACQUES Fritz, 2015. L’Économie Haïtienne, État et Stratégie de Développement, Editions Oracle, Montréal (Québec), 267 p.

    KEYNES John Maynard, 1936. General Theory of employment, Interest and Money; trad. fr. DE LARGENTAYE Jean, 2017. Théorie Générale de l’Emploi, de l’Intérêt et de la Monnaie, Ed. Payot & Rivages, Paris, 489 p.

    LEVINE Ross, 1997. Financial Development and Economic Growth: Views and Agenda, [Journal of Economic Literature, Juin, Vol. 35, p. 688 à 726.

    LEVINE Ross, 2005. Finance and Growth: Theory, Evidence, and Mechanisms, in [Handbook of Economic Growth, Elsevier B.V., ed. by Phillipe Aghion and Steven N. Durlaf, p. 865 à 934.

    LHERMITE François, 2003. Performance et Situation  des Banques dans l’Economie Haïtienne, L’accès, 1ere éd., 364 p.

    PANIZZA Ugo, 2014. Développement Financier et Croissance Economique : les Connus Connus, les  Inconnus Connus et les Inconnus Inconnus, De Boeck Supérieur, Février, Vol. 22, p. 33 à 66.

    Sources de données

    Banque de la République d’Haïti (BRH)

    Banque Mondiale.